L'ombre et la lumière

Violette ou bleue ? Telle était la question que se posait Vittoria ce matin-là. Est-ce qu’il valait mieux mettre la robe violette qui lui allait mieux au teint ou la combinaison bleue foncée qui la mettait plus en valeur ? Assise sur son lit à baldaquin, la jeune femme hésitait. Elle allait sûrement être photographiée et filmée étant donnée qu’elle allait chanter à un spectacle de charité pour elle-ne-savait-quelle-association. Quelle importance de toute façon. Ce qui comptait c’était son image ! Elle en était certaine sa popularité allait augmenter considérablement après ça. Le seul inconvénient c’était qu’elle devait se rendre dans la zone Est de la ville, zone qui appartenait autrefois… au Cartel. Vittoria fut prise de frissons rien qu’à l’évocation de ce nom. Elle secoua la tête afin de chasser tous ces mauvais souvenirs de son esprit, bien que persistait dans sa bouche un goût d’amertume. Elle savait le Cartel démantelé et hors de nuire mais elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver une sorte de rancœur pour ce qu’ils avaient pu faire subir à sa famille. Jamais elle n’oublierait de quelles façons sadiques ces monstres avaient tué ses parents… Enfin, cela ne servait à rien de ressasser le passé ! Elle allait encore être de mauvaise humeur et ce n’était pas le moment. Vittoria se força donc à sortir de sa torpeur en se relevant avec énergie. La robe violette serait parfaite. Adjugée, vendue !

Après avoir passé trois quarts d’heures dans la salle de bain à alterner entre se brosser les cheveux, chanter, se maquiller et de faire belle pour les caméras, Vittoria enfila son manteau de fourrure noire : elle était enfin prête. Elle quitta son appartement et descendit les escaliers de son hall d’immeuble avec quelques minutes de retard. S’il y avait bien une chose que Vittoria adorait, c’était se faire désirer. Ah, qu’est-ce qu’elle aimait ce sentiment ! C’est donc en prenant tout son temps qu’elle sortit du bâtiment. Elle était curieuse de découvrir qui serait son garde du corps cette semaine. Si la jeune femme avait bien un passe-temps favori, après le chant, c’était bien la manie de tourmenter de rendre fou les hommes de main que Younès envoyait pour la protéger et surtout pour la garder à l’œil. Il connaissait parfaitement bien le caractère capricieux et imprévisible de sa protégée et même s’il savait que cela lui déplaisait d’être surveillée, cela le rassurait de la savoir en sécurité.

En sortant, elle fut éblouie par les rayons du soleil qui lui caressèrent la peau. Elle leva une main afin d’y voir plus clair et aperçut un jeune homme vêtu de noir qui semblait l’attendre appuyé contre une voiture aux vitres teintées. Son visage lui disait vaguement quelque chose, elle avait du le croiser quelques fois au Casino. Il s’agissait manifestement encore une fois d’un larbin de Moussa, le chef de la sécurité du Casino qu’elle trouvait particulièrement agaçant. Un coup d’œil au nouveau et elle sut tout de suite qu’il allait être comme tous les autres hommes de main avant lui. Un air austère, un regard inflexible et une tenue tirée à quatre épingles, vous mélangez tout ça et vous obtenez un garde du corps fade et ennuyeux. Elle s’approcha de lui sans lui accorder un sourire et attendit qu’il lui ouvre la portière avant de monter dans la voiture. Sitôt installée, elle le détailla du coin de l’œil avec curiosité. Le jeune homme avait curieusement les cheveux gris mi long et bien peignés, des yeux marrons et un visage aux traits fins. Il aurait presque pu être mannequin s’il s’en était donné les moyens. Quel gâchis…

Pour ne pas s’ennuyer durant le trajet, Vittoria décida de lui poser une question, bien qu’elle se fichait pas mal de sa réponse.

- Vous êtes nouveau ici, non ? Votre tête ne me dit rien.

C’était une bonne manière de commencer une conversation. Elle prêta à moitié attention à sa réponse. Un petit silence s’installa dans la voiture alors elle demanda :

- Est-ce que vous pouvez allumer la radio s’il vous plait ? J’ai horreur des silences pesants.

Voilà qui serait tout de suite mieux !

- En effet Miss Vittoria, je fais parti des derniers arrivés.

Le jeune homme avait bien conscience que les mots qu'il prononçait avait peu de chance d'arriver jusqu'aux oreilles de son interlocutrice, mais elle remarquerait surtout si il faisait la fine bouche. Il en avait entendu, des rumeurs au sujet de cette fameuse chanteuse réputée du casino et accessoirement, la petite protégée de Younes. Mais peut-être n'est-elle pas si terrible que ce que l'on prétend. Peut-être que les soit-disant "gardes du corps"  étaient incompétents ? Qui sait, ils pourraient bien s'entendre après-tout, Shawn a déjà vu pire... non ? Elle a des airs plutôt charmants et semble bien élevée. Quoi que. N'oublions pas qu'elle côtoie "el famoso" et on ne sait jamais vraiment à quoi s'attendre avec lui... Mais pas le temps de cogiter plus longtemps, la petite princesse donna son premier ordre. Shawn alluma la radio et mit une musique de fond, elle faisait assez western : il y avait peu d'instruments et ceux qu'on pouvait entendre assez distinctement étaient la guitare et l'harmonica.

- Rahhh fichu Younès, pourquoi il a fallu que je prenne un de ses costards ?! J'aurais très bien pu faire cette mission en simple chemise... C'est sa faute si il m'appelle dans son bureau à l'improviste. Ils sont bien trop serrés, il faudrait qu'il se mette au sport un peu ce satané bureaucrate. Shawn d'une main tenait le volant et de l'autre, déboutonna son costard laissant entrevoir une chemise grise ainsi qu'une cravate noir. Faites comme chez vous Vittoria ! Dit-il tout en s'étirant les épaules.

Pas de réaction. Peut-être n’avait-elle pas bien entendu ? Il regarda dans le rétroviseur central pour voir ce qu’il en était et il vit une Vittoria avec un visage meurtri d’ennui qui grimaçait tout en regardant les platanes défiler par la fenêtre sur un fond de ciel orangé. La situation devenait critique. Il fallait faire quelque chose pour que ce voyage ne devienne pas le cliché des coincés dans un blablacar. Il essaya tant bien que mal d’engager la conversation et trouver un sujet qui rendrait la route un peu plus agréable.
- C’est peut-être pas le style de musique que tu écoutes d’habitude ? Tu veux quoi ? Rap, rock… Pop…
« Pop ». C’était LE mot. A cet instant Vittoria leva un oeil et croisa le regard de Shawn qui l’observait de temps à autre. Ils se fixèrent un moment puis se reconcentra sur la route. « Bon, on est jamais mieux servi que par soit-même… Elle est peut-être pas très sociable, ce serait le comble pour une chanteuse.» pensa-t-il.

- Bon je vais pas passez par quatre chemin, la voiture est trop calme. Alors vu que t’as pas l’air décider à engager la discussion j’vais le faire moi ! s’exclama-t-il d’un ton enthousiaste. Je crois t’avoir vu chanter plusieurs fois au casino et franchement… Je l’aime bien moi ta voix ! Ça me rappelle le bon vieux temps, quand j’habitais encore avec mes parents ! Au fait la dernière fois tu répétais un truc du genre « I know, I know, I know»… Je sais plus trop ce que ça disais, j’ai la mémoire courte mais je me souviens que j'avais vachement apprécié ! En tout cas, Younès te tiens haut en estime, lui ! C’est quoi votre histoire à tout les deux ? Enfin, si madame me permet… Lâcha-t-il tout en jetant un regard accompagné d’un sourire narquois.

Le regard perdu au loin, la jeune femme l'entendait parler mais elle ne se donna pas la peine de répondre. Etant donné qu'elle allait s'ennuyer ferme pendant le trajet, elle avait envie de tester son nouveau garde du corps, de voir comment il allait réagir. La plupart du temps, ses prédécesseurs abandonnaient très vite lorsqu'ils voyaient qu'elle ne bougerait pas le petit doigt pour leur répondre. Les rares qui s'obstinaient, ceux-là étaient les plus intéressants à tourmenter, voyaient leurs efforts récompensés par... leur démission. Celui-là ne dérogerait pas à la règle, elle le sentait. Le voilà qui allumait la radio, diffusant une musique aux airs de country. Ce n'était pas pour lui déplaire totalement mais elle n'en montra rien. Au contraire, elle continua de se laisser distraire par la vue des platanes et des passants par la fenêtre.

 Elle l'entendit se plaindre à propos de sa chemise et de son costard. Lançant un rapide coup d’œil vers lui, elle remarqua ses larges épaules serrées dans un costume un peu trop petit pour lui, étant donnée sa musculature développée. Elle détourna très vite le regard, par fierté, elle ne voulait qu'il croise le sien et qu'il pense qu'elle était en train de le reluquer !

- C’est peut-être pas le style de musique que tu écoutes d’habitude ? Tu veux quoi ? Rap, rock… Pop…

 Tiens, il avait arrêté de la vouvoyer maintenant. Il essayait d'instaurer un lien de proximité entre eux en jouant sur le fait qu'il ne devait pas y avoir de si grande différence d'âge. Cela la fit un peu grincer des dents, elle qui affectionnait être vouvoyée. Cela représentait une marque de respect qu'elle méritait amplement de part son rang à la Fondation. De ce fait, elle ne daigna pas lui répondre. A la place, elle croisa son regard qu'elle soutint de longues secondes durant. En fait, elle retirait ce qu'elle avait dit plus tôt. Celui-là était différent de ses prédécesseurs : il avait l'air d'avoir du caractère. La remarque qu'il lui fit juste après lui confirma sa pensée :

- Bon je vais pas passez par quatre chemin, la voiture est trop calme. Alors vu que t’as pas l’air décider à engager la discussion j’vais le faire moi ! s’exclama-t-il d’un ton enthousiaste.

Tiens, il décidait de prendre les devants. Intéressant...

- Je crois t’avoir vu chanter plusieurs fois au casino et franchement… Je l’aime bien moi ta voix ! Ça me rappelle le bon vieux temps, quand j’habitais encore avec mes parents ! Au fait la dernière fois tu répétais un truc du genre « I know, I know, I know»… Je sais plus trop ce que ça disais, j’ai la mémoire courte mais je me souviens que j'avais vachement apprécié !

 Vittoria ne pu retenir un sourire railleur à l'entendre massacrer les paroles d'une de ses musiques préférées. S'il ne connaissait pas cette musique, alors elle allait devoir refaire toute sa culture musicale...

- Jolie prestation, le taquina-t-elle. Il s'agit d'une chanson de Bill Withers, un chanteur américain pourtant très connu. Et cette musique c'est Ain't no sunshine, l'une des préférées de Younès, c'est pour ça que je l'ai chantée.
 
Ne voulant probablement laisser la place au silence comme précédemment, il décida de rebondir sur sa dernière phrase et de la titiller un peu.

- En tout cas, Younès te tiens haute en estime, lui !

 Qui s'y frotte, s'y pique. Le larbin de Moussa jouait un jeu dangereux... mais ça lui plaisait ! Elle avait hâte de le voir abandonner comme tous les autres avant lui. Une lueur de fierté étincela aussitôt dans son regard noisette alors qu'elle relevait légèrement le menton, prête à lui lancer une remarque cinglante.

- Lui, comme tous les autres d'ailleurs. Et tu as tout intérêt à en faire autant si tu veux être sûr de rester, le nouveau, déclara-t-elle en lui retournant son sourire narquois.

 "Quand Vittoria passe, tu t'écartes. Quand Vittoria domine, tu t'inclines." Il eut l'air de bien le prendre car il enchaîna aussitôt.

- C’est quoi votre histoire à tout les deux ? Enfin, si madame me permet… Lâcha-t-il tout en jetant un regard malicieux, accompagné d’un petit sourire narquois.

- Permission acceptée, répondit-elle en entrant dans son jeu. Pour ta gouverne, Younès est mon parrain. En fait, mes parents étaient très amis avec son père qu'ils connaissaient depuis le lycée. Ils l'ont aidé à bâtir son empire qui est devenu ensuite la Fondation. Je les connais depuis que je suis née donc je fais quasiment partie de la famille Kettani, en soi.

 Le fait de parler de son passé réveilla une multitudes de souvenirs. Elle se souvenait du père de Younès, qu'elle voyait tel un géant à cause de sa grande taille qui imposait le respect. Elle se souvenait aussi de Younès, en grand frère protecteur lorsqu'elle était petite alors qu'ils arpentaient les jardins du Manoir Kettani ensemble. C'était des temps heureux, aujourd'hui révolus...

 Vittoria décida de changer rapidement de sujet pour éviter qu'il ne lui posa davantage de questions sur son passé.

- Hum et toi ? Tu viens d'où, pourquoi la Fondation et... mais en fait je sais même pas ton nom, le nouveau.

Le temps avait l'air de passer plus rapidement que prévu mais ce qui était sûr, c'était qu'elle ne s'ennuyait plus désormais.